Panier

Mesdames, mesdemoiselles Messieurs,

Je voudrais, tout d’abord, remercier
la UNAM de MEXICO, la prestigieuse université nationale autonome de ce grand et très ancien pays de culture qu’est le Mexique, pour avoir, en relation avec l’UNESCO, notre maison commune, mis en place un Prix aussi généreux que le Prix Jaime Torres Bodet. Un prix qui porte le nom et rappelle l’action et le parcours d’un écrivain et d’un insigne acteur du savoir :
Jaime Torres Bodet.


A l’exemple de beaucoup des grands intellectuels mexicains et des Amériques Centrale et du Sud, Jaime Torres Bodet a mis, au cours de sa vie, ses multiples dons, au service de son pays et de l’humanité.
Cet écrivain qui a excellé dans tous les domaines de la littérature, fut, à plusieurs reprises, en charge, dans son pays, de l’Education, mais aussi un de ses plus fins diplomates et le deuxième des Secrétaires généraux de l’UNESCO.
A ce poste élevé, il a été un intraitable serviteur des idéaux de la noble Institution.
Il a contribué significativement à les renforcer, par son action, quand, autour des années cinquante, le monde se relevait de la guerre de 40-45 et s’ouvrait aux nouvelles espérances d’une Fraternité mondiale vraie, apportées par l’Education et la Culture. Education et culture auxquelles tous doivent pouvoir également prétendre. Il fallait pour mener cette action beaucoup de courage et d’abnégation comme René Maheu eut à le souligner en 1971. Jaime Torres n’en manqua pas.
C’est donc avec un étonnement, un grand plaisir et une modestie sincère que je reçois l’honneur que vous me faites, Madame la Directrice Générale de l’UNESCO et…MMles membres du jury de ce Prix.

Climbié ! Qui l’eût pensé ? A l’annonce de la « nouvelle », il m’est même arrivé de me dire qu’on couronnait, peut-être, autant mon âge avancé que mon travail…Mais allons ! Pourquoi le cacherai-je ? Ce Prix dédié à la contribution qu’une œuvre d’homme, tournée vers l’écriture, l’art et la pensée, mais forcément très imparfaite et limitée dans le temps et l’espace, a pu apporter à l’édification commune d’une vie plus juste et fraternelle sur notre planète, me va droit au cœur.
Permettez-moi d’en partager l’honneur et la joie, avec mon épouse, ma courageuse compagne, Rosalie Assamala Koutoua et avec mes enfants pour leur amour et leur soutien pendant toutes ces longues années traversées, parfois d’une navigation très incertaine !
Permettez-moi aussi d’avoir, ici, une pensée pour tous ceux qui m’ont donné la vie ; pour tous ceux qui m’ont accompagné sur le chemin de l’école et dans l’apprentissage du savoir. Ma mère et mon père en premier lieu, mes oncles, mes maîtres, mes compagnons d’études, mes éditeurs, …mes lecteurs…tous mes lecteurs.
Le statut d’écrivain n’était guère reconnu en certaines régions de l’Afrique quand j’ai commencé à écrire, il y a plus de quatre-vingts ans. L’est-il davantage aujourd’hui ?
« Fou », « fainéant » ou « mendiant » « gêneur ». Les qualificatifs n’étaient en général pas très élogieux.
Et pourtant, de chacun de ceux que j’ai cités, et même des autres, des plus indifférents ou des plus hostiles, j’ai reçu ce « je ne sais quoi » d’impondérable et de nécessaire qui a contribué à forger mon caractère ; à nourrir mon œuvre. Je veux ici, tous, les remercier.
Devinaient-ils, qu’avec une simple plume, en couchant « noir sur blanc », je m’efforçais, tout en parlant de moi, de révéler quelque chose d’eux ; de faire entendre toutes les voix qui nous entourent.

Des voix d’hommes, certes, mais aussi toutes les grandes et multiples voix, par lesquelles s’exprime le vivant sur la planète. Ces voix que notre éducation africaine nous apprenait à déchiffrer, dès la petite enfance. Voix familières du vent, des plantes, des oiseaux, des animaux de notre bestiaire africain.
Et d’abord, les Voix de nos ancêtres, longtemps accordées au monde d’en-haut et à l’environnement dont ils avaient hérité.
Les Voix de nos anciens, qui, au rivage où je naissais en 1916, questionnaient étonnés le monde nouveau qu’on leur imposait, tout en tentant de préserver cette culture héritée dont on voulait les désapproprier.
Les Voix de ma propre jeunesse, de nos jeunesses d’hier et d’aujourd’hui : des voix chargées d’espoirs, en quête légitime d’un monde meilleur, en quête d’écoute, autant que de rencontres et de savoirs nouveaux ; en quête de justice et de liberté, de mieux-être et de bonheur.
Mais aussi toutes ces voix, en écho, d’autres hommes, habitants d’autres lieux sur la planète : des Voix parfois très lointaines et pourtant si proches.
Ai-je réussi à faire entendre ces voix qui sortaient d’une Histoire très riche, où se mêlaient encore les temps circulaire et linéaire ? Notre Histoire ! Une Histoire, qui loin d’être répétitive, comme des observateurs superficiels ont pu le croire, a été, en fait, équilibrée, jusqu’au XVIe siècle par une lente, riche et rassurante évolution.
Tout comme il en était sur les autres continents : Amérique, Asie, Pacifique, Europe.
Oui, Europe aussi.
Une Histoire, comme partout, souvent contrastée, rarement idyllique. Mais une Histoire qui s’est précipitée et qui est devenue très douloureuse, quand nous nous sommes ouverts à l’Autre qui s’approchait de nos côtes. Quand celui-ci a prétendu nous soumettre à ses vues au nom de ‘sa’ Civilisation.
Cet Autre, qui s’avançait avec les armes de la nouveauté et de la séduction, était prêt à faire retentir les balles de plomb de ses fusils contre ceux qui ne se plieraient pas à l’Ordre de Sa Civilisation. Ce même Visiteur, vite mué en Conquérant-colonisateur, ne prenait garde qu’il défigurait ainsi par ses actions cette Civilisation étrangère qu’il nous présentait comme la meilleure.
Par la violation de nos cultures, la prédation et la traite de nos richesses humaines et matérielles, la négation de notre condition d’hommes, Il donnait, concrètement, au contraire de ce qu’il prétendait, le primat à la matière sur l’esprit et le cœur.
Et pourtant ! Cette Histoire, l’Histoire qu’on nous volait, malgré les obstacles mis sur notre route, nous nous en ressaisissions sans cesse.
Derrière des hommes et des femmes d’exception, aux destins tragiques, elle a été tissée de luttes, de relèvements, de pardons. Oui, de pardons !
Car même après l’horreur de la traite et l’abjection de la colonisation, nous avons su bannir d’entre nous, l’esprit de vengeance, nous avons refusé d’être des hommes de ressentiment pour laisser place aux solidarités nécessaires. Pour faire entendre, toujours, le langage de la Fraternité.
Dans le dérèglement général actuel de notre continent et de la planète, une question m’assaille : En sommes-nous encore capables ?
Et pourtant l’Histoire, aujourd’hui, ici et maintenant, au regard des circonstances et des mutations de nos milieux, de l’appauvrissement de notre environnement, nous appelle, de façon encore plus prégnante, à une conscience plus aigüe de notre condition d’homme et des valeurs portées par nos cultures. Elle nous appelle à nous souvenir, comme nous l’apprend notre Sagesse africaine, que nous sommes sur cette Terre, permettez-moi de me citer :
« Parent, frère de tout ce qui vit »
et non pas roi du Créé comme certains l’ont si souvent cru, et s’en vantent encore. Elle appelle à la prudence et à la conscience que le legs du passé comme les apports de la modernité doivent être sans cesse réexaminés.
Souvent des enfants me posent la question : « Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? »
Je crois que l’analyse de mes écrits répond à cette question. Mais, en cet instant, je leur dirai que, du plus loin que je me souvienne, l’enfant solitaire et bagarreur, un peu insoumis, que j’étais, a découvert dans la lecture puis dans l’écriture, la possibilité d’ouvrir un espace à ses rêves, le moyen de canaliser sa révolte, et une forme de consolation.
J’aurais voulu enseigner. La gifle assénée par un garde de cercle à un instituteur qui guidait un rang d’élèves, lors d’une Fête de l’Enfance, parce qu’il ne portait pas l’Uniforme, m’a détourné de la fonction d’enseignant. J’ai donc choisi d’être :
Commis d’Administration
C’était l’une des filières offertes à Ponty, aux jeunes colonisés. Une filière grise, mais qui me donnait le loisir de m’instruire.
Ma première nomination à la Bibliothèque- Archives du Palais Verdier à Dakar m’a permis de préciser et de cultiver mes connaissances, en particulier, en histoire.
Etre des Enseignants subalternes, des commis subalternes, des médecins subalternes, de dociles courroies de transmission d’un Système colonial « civilisateur » était notre sort. Il nous appartenait d’en sortir. La plume en fut pour moi le moyen et l’outil.
Au début de ma carrière de Commis, un Directeur m’annonçait que si je retournais en Côte d’Ivoire, mon pays, j’irais en prison, à cause de ma liberté de parole. En 1949, incarcéré à la prison de Bassam, avec sept autres camarades, pour l’Affaire du 6 février, un juge me disait : « J’ai reçu l’ordre de vous arrêter ». Il me faisait comprendre que mes articles publiés avant 47 à Dakar m’avaient désigné comme un meneur à abattre.
En 50, j’étais condamné au sursis avec l’obligation de renoncer au « journalisme engagé ».
La« littérature », dans des pays où l’on se garde de répandre les outils du savoir : écoles, bibliothèques …, représente –du moins certains le pensent- un moindre danger. Erreur !
Que serait la littérature (et l’art en général), à mes yeux, si elle n’était pas toute sous-tendue par le désir de connaissance et de vérité ? Et donc, par essence, et dans le vrai sens du terme ‘révolutionnaire’. Redoutable pour toutes les formes de falsification.
Ecrire ne cessera d’être pour moi, désir d’abattre les faux-masques, désir d’écarter les ténèbres, désir de montée, de lumière, de fraternité, d’amour des autres, et d’autres, plus lointains. Désir de s’ouvrir, d’ouvrir à chacun, oui à chacun, des fenêtres sur le monde mais pas dans son dos, mais pas pour qu’elles lui soient refermées au visage, à peine entrouvertes. Désir de vraies rencontres humaines, porteuses de fruits succulents.
Aux Amériques, Bolivar porta le rêve d’une Nation de Nations. Au siècle suivant, des intellectuels mexicains ont fait celui d’une culture de cultures.
Senghor, africain, a parlé de « métissage ».
Si je partage moins l’idée de l’avènement d’un homo totus, composé et un peu ‘composite’ du meilleur de toutes les civilisations et cultures du monde (Et puis, qui serait juge de ce meilleur ?), j’entends pleinement l’appel du Caraïbe, Césaire, héritier de trois mondes. Cet appel convie toutes les cultures de notre planète à un rendez-vous « du donner et du recevoir ». Un rendez-vous du don et du partage des valeurs, extraites de chacune de nos cultures mondiales chaque fois qu’elles sont respectueuses de la dignité et de la liberté de l’être humain, femme, homme ou enfant.
Hommes d’Afrique, nous portons dans nos gênes le sens de l’hospitalité et nous ne pouvons qu’être ouverts à toutes les cultures qui mettent en avant l’homme tout entier: corps, cœur et esprit. Un homme, une femme, de l’être, et non de l’avoir.
Hommes et femmes de tous les Continents, des siècles passés et présents nous ne pouvons que désirer dépasser l’instant, les circonstances qui nous ont abaissés, opposés, chosifiés, pour que dans un effort commun, il nous soit donné de vivre enfin ce lien précieux tant souhaité entre les civilisations de nos Continents et celles du Continent européen dans un commun respect de la dignité humaine.
Que jamais et dans aucun pays ne soit accepté que l’on bâillonne l’expression, que l’on empêche un enfant, garçon ou fille, d’étudier, que l’on coupe la main qui écrit, que l’on brûle des livres, que l’on brise la plume ou le pinceau de l’écrivain et de l’artiste.
Que nous puissions toujours continuer d’œuvrer pour que soient écartés de nous, tous les faux masques de mort, de faim, de soif.
Masques grimaçants qui peuplent encore les nuits des milliers d’hommes et de femmes jetés sur les routes du monde. Pour que par notre poésie, notre activité artistique créatrice, sœur de l’action, nous contribuions à libérer pleinement la joie de vivre de chacun.
La littérature et l’art travaillent, à leur manière au rapprochement des êtres dans le respect de leur identité et de leur richesse culturelle. Ils font prendre conscience que s’unir n’est pas se dissoudre dans un grand tout ; que l’union ne peut être l’uniformisation.

Mes éditeurs étaient du nombre rare des hommes, créateurs de ponts, passeurs d’océan, passeurs d’idées et de sentiments non adultérés. Je ne remercierai jamais assez, Alioune Diop qui m’associa à son initiative quand il créa Présence africaine et Pierre Seghers, le résistant, qui refusa toute préface à mes premières œuvres en m’affirmant qu’elles se suffisaient à elles-mêmes. Je n’oublie pas mes éditeurs de Ceda-Nei, avec lesquels j’ai fait un bon bout de chemin. Je remercie mes critiques, ces professeurs qui savent si bien scruter mes textes et n’ont pas peur d’en exprimer tout les sens, au point de les révéler parfois à moi-même. Le professeur Nicole Vincileoni, qui a si bien et avec tant de constance et de finesse, analysé et servi mes écrits. Je n’oublie pas mes metteurs en scène, G. Toussaint et le grand Jean-Marie Serrault, ceux d’ailleurs et ceux d’ici, Sidiki Bakaba, Bienvenu Neba, Bitti Moro…et mes traducteurs. Tous mes lecteurs.
Et je remercie encore, qu’en mon grand âge, de cette Amérique Mexicaine où en septembre 1810, l’abbé Hidalgo a fait résonner, haute et claire, la cloche de la libération de son peuple opprimé, de cette grande et très ancienne nation de culture, de ce temple du savoir et de l’art, patrimoine de l’Humanité, qu’est l’Université Nationale Autonome de Mexico où le professeur Oscar Uribe Villegas, fin connaisseur d’Afrique, a traduit ma pièce « Monsieur Thôgô-Gnini », que de cette Amérique-là, me parvienne ce prix.
Outre la joie que j’en ressens, j’y vois un de ces signes précieux que notre caravane humaine, délivrée de l’abominable langage des instincts et de la haine, abordera bientôt, si nous nous unissons enfin, ces temps longtemps désirés des solidarités constructives, dans la connaissance et l’égal respect des cultures de nos continents.
Ces temps où, enfin respectés, les lettres les sciences et les arts concourront à libérer « tous les rires des Continents heureux. »
Merci, Seigneur mon Dieu, qu’en mon grand âge vous m’ayez confirmé dans cet espoir…

Merci à vous. Merci à vous tous.

Bernard Dadié, le 15 décembre 2015

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